Vers une éthique du vin françaisOn parle de crise du vin, à Bordeaux comme ailleurs. Il faut d’abord comprendre qu’il y a aujourd’hui deux mondes du vin, deux options: l’une où l’éthique prime, l’autre purement commerciale. D’un côté donc, il y a des marchands ou des opportunistes qui font des vins standardisés ou “putassiers” en prenant les consommateurs pour des idiots. En face, n’importe quel vigneron digne de ce nom, comme un autre artisan, un fromager, un boulanger ou un artiste, vous le dira: même si l’on doit en vivre, et donc le vendre le mieux possible, on ne peint pas un tableau pour plaire, on n’écrit pas un roman ou on ne compose pas une œuvre musicale uniquement pour vendre, mais parce qu’on est inspiré, et qu’on a des idées et des convictions.
On se bat contre la mondialisation de la « malbouffe », et pour le vin c’est encore plus fondamental et plus réel. Un vin français ou étranger qui n’est fait qu’à l’aide de vinification ultra sophistiquée n’a aucun intérêt.
Savez-vous que l’on peut utiliser à outrance les enzymes et les levures, donner un goût de banane ou de fraise des bois, commander des barriques de chêne dont la chauffe va apporter à souhait un goût de « brûlé », de « noisette », de « champignons »… À quoi bon surconcentrer les vins, faire un élevage 100% (voire 200%) en barriques neuves quand l’élevage ne doit être qu’un apport, ajouter des copeaux de bois, pratiquer démesurément l’osmose inverse, le micro-bullage ou la micro-oxygénisation, filtrer de plus en plus…
Quel sens cela a-t-il de ne mettre en avant que le côté technique ? Ce n’est pas un gage de qualité, et encore moins qu’on laisse s’exprimer la nature que d’utiliser à tort et à travers des techniques à manier avec beaucoup de précautions. Certes, les vins ont changé (pas tant que cela, en fait), se sont assouplis, se sont dépoussiérés de leurs mauvais goûts et sont beaucoup plus garants d’une véritable régularité qualitative. Pourtant, celle-ci ne doit pas être, comme se plaisent à le faire certains, l’occasion de dépersonnaliser les crus, de lisser les terroirs, sous prétexte de glaner des bonnes notes auprès de tel ou tel critique (américain ?) du moment.
On a donc fait des vins de dopage, un point c’est tout. Un vin digne de ce nom, c’est simplement un vin qui procure du plaisir, un moment où l’esprit et le corps sont en osmose, la même émotion que peut déclencher un regard devant toute autre forme de beauté et de création, artistique, philosophique, humaine ou sportive.
Pour moi, le vin n’a jamais été une boisson. Si l’on a soif, il y a l’eau. Le vin, c’est bien un art à part entière. Nul ne peut apprécier un Picasso ou un Van Gogh, le jazz ou l’opéra, une sculpture, une culture différente de la sienne sans un minimum de connaissances. On ne peut aimer les uns et les autres que si on comprend le pourquoi des choses et la passion humaine. Eh bien, pour le vin, c’est pareil : il faut expliquer pourquoi un Chinon ne ressemble pas à un Gigondas, expliquer le terroir, le cépage, l’alliance de l’un et de l’autre, il faut expliquer encore que le Cabernet franc est différent du Grenache, et conseiller, c’est fondamental, l’accord des vins et des mets, selon les habitudes régionales, les gens, l’humeur… Ce qui compte, c’est l’originalité. En dégustation, un consommateur doit pouvoir reconnaître un Saint-Émilion, un Châteauneuf-du-Pape par cette diversité des cépages si bien adaptés aux différents terroirs français. La force du vin, c’est d’être un produit vivant et convivial. C’est donc un art de vivre, celui d’aimer la force de la nature, de rêver en lisant quelques vers de poésie, de partager un nectar, en sachant que la qualité passe par la diversité, que l’extase peut être la même avec un très grand cru ou un vin modeste, puisque seuls comptent le plaisir de l’instant et celui du goût et du partage. Ce goût du vin, c’est avant tout culturel, c’est une question de mémoire collective avec une histoire, une tradition, ce que ne pourra jamais offrir un vin fabriqué, français ou étranger.
Ce qui différencie un vrai vin (le prix n’entre pas en compte alors) d’un simple produit aseptisé, rouge ou blanc, c’est donc ce qu’il nous apporte : le plaisir. Et l’on ne se fait pas plaisir quand on débouche certains vins “modernes” ou à la mode. L’abus de la barrique neuve en est un exemple-type. Rares sont les vrais grands vins qui dépassent 50 à 70% de barriques neuves, et eux ont un terroir qui permet de sortir des vins qui tiennent autant de pourcentage de fûts neufs. Il est aisé de comprendre qu’un élevage à 100% en barriques neuves ne peut que produire des vins trop boisés, imbuvables, certains à la limite de l’écœureument à cause, en plus, d’une concentration à outrance. Quel intérêt de boire un vin de Bordeaux qui aurait le même goût qu’un vin du Languedoc, de Chine ou d’Australie ? Le vin, ce n’est pas cela, ce n’est pas un jus de bois, mais un jus de raisin. Il faut qu’il garde son fruit et de la finesse. Quand on a la chance de pouvoir sortir de son sol un Sancerre minéral, un Châteauneuf-du-Pape épicé, un Pomerol qui sent la truffe, un Chambertin marqué par la griotte, un Sauternes issu du Botrytis, un Champagne où la craie apporte cette élégance… on n’a pas besoin de tricher.
Dans toute la France, il y a de grands vins typés, dans toute la gamme, et sans qu’on soit forcément obligé de payer un prix fort pour avoir le meilleur. Le monde du vin est donc aussi celui du rêve et du plaisir, du partage et des rencontres avec des hommes et des femmes attachants et passionnés. Ce sont ceux-là, les vrais, qui comptent, et nous apportent cette pluralité qualitative exceptionnelle, à tous les prix, que toute la planète a bien raison de nous envier. Ces vignerons, on aime bien partager un moment avec eux.